CHAPITRE IV
Le rêve le poursuivit plusieurs jours. Il fit de son mieux pour l'oublier ; pourtant, chaque fois qu'il rencontrait Aileen, il voyait la femme qui avait prononcé les vœux cheysulis avec lui devant le Lion d'Homana.
Une certaine gêne s'installa entre eux. Aileen joua son rôle d'hôtesse au mieux, mais sa générosité initiale avait disparu. Par moments, elle le regardait avec quelque inquiétude.
Le rêve s'estompa enfin ; il se détendit. Aileen sembla s'en apercevoir et réagit aussitôt, comme si elle avait attendu ce changement d'attitude.
Leur relation changea, s'approfondissant. Il partagea avec elle des choses qu'il n'avait jusque là échangées qu'avec Keely.
Avec Aileen, il était un autre homme, libéré du ressentiment et de l'irritabilité. Il n'était plus le troisième fils, le moins important, mais seulement Corin.
Aileen le connaissait et l'appréciait pour ce qu'il était. Tout comme il la chérissait pour ce qu'elle était.
Quatre semaines après son arrivée, Aileen l'emmena chevaucher sur les terres surplombant la Queue du Dragon. L'esprit de Corin ne ressassait ni mélancolie ni récriminations. Surtout, il se sentait libéré de Brennan.
Jusqu'à ce qu'Aileen prononçât son nom.
— Brennan vous ressemble-t-il beaucoup ? demanda-t-elle.
— Non, dit Corin.
Elle attendit. Comme il n'ajoutait rien, elle reprit :
— Vous le haïssez à ce point ?
Il ouvrit la bouche pour nier. Mais il n'y parvint pas. Il n'avait jamais donné le nom de haine à son ressentiment. Ce n'était pas le mot juste. Mais il ne mentirait pas à son amie.
— Il est mon frère, dit-il, utilisant volontairement le terme homanan et non cheysuli.
— Cela a peu de chose à voir avec la sympathie ou l'antipathie.
Corin soupira. Le vent venant de la mer cinglait leurs visages, amenant avec lui une odeur de sel et de poisson.
— J'avais demandé pour moi, dit tranquillement Aileen. Maintenant, je demande pour Corin.
— Non, dit-il enfin. Je ne le hais pas. Il est vrai que je ne l'apprécie pas, mais je m'apprécie encore moins de me laisser aller à ce sentiment.
— Pourquoi ? Est-il si mauvais ?
— Au contraire ! Il est si bon. ( Il s'interrompit. ) Il est votre fiancé, Aileen. Je ne devrais pas vous en dire plus. Il vaut mieux que vous vous fassiez votre propre opinion.
— Je ne crois pas que vous le détestiez autant que vous le pensez. Sinon, vous ne le défendriez pas ainsi.
Corin soupira de nouveau. Il avait évité ce sujet du mieux qu'il avait pu. Mais, si elle voulait son avis honnête, il le lui donnerait.
— Depuis toujours, on m'a rebattu les oreilles avec les exploits de Brennan. On me l'a donné en exemple, véritable modèle de l'homme que je pouvais devenir, si seulement j'essayais. Et j'en ai plus qu'assez ! Tout cela parce qu'il a eu la chance de naître le premier...
— Est-ce pour ça que vous lui en voulez tant ? Parce que vous n'êtes pas né à sa place ?
Il s'arrêta net.
— Oui. J'ai toujours désiré avoir le Trône du Lion.
— Mais vous aurez cela, dit-elle en tendant le bras vers l'océan.
— Atvia est un pauvre substitut d'Homana, dit-il amèrement.
— Voulez-vous le trône parce que vous le désirez réellement ? Ou parce qu'il appartiendra à Brennan ?
Aussi loin qu'il pouvait se souvenir, il avait toujours voulu être à la place de Brennan.
Est-ce cela, lir ? Est-ce que je veux ce qu'a Brennan uniquement parce qu'il l'a ?
La renarde ne répondit pas.
— Oui, je veux le pouvoir. Je veux la liberté, la paix de l'esprit. Mais surtout, la possibilité d'être jugé pour moi-même, pas par rapport à mon rujholli.
— Ce n'est pas trop demander, dit doucement Aileen.
— Atvia ne m'accueillera pas à bras ouverts, reprit-il au bout d'un moment.
— C'est vrai. Mais pour un homme qui désire le pouvoir, cela peut être un défi valable : devenir leur roi bien-aimé. ( Elle resta silencieuse un instant. ) Si Brennan vous ressemble un peu, je pourrais m'estimer contente de mon sort.
— S'il me ressemble ? Aileen, non ! Nous n'avons rien en commun, et vous devriez vous en réjouir !
— Pourquoi ? Devrais-je me réjouir s'il n'a pas votre complexité, votre profondeur émotionnelle ? S'il n'a pas votre passion ? S'il n'éprouve pas le besoin de dire ce qu'il pense ?
Corin secoua la tête.
— Brennan fera un meilleur Mujhar que moi. Il réfléchit avant de parler ou d'agir, puis il agit de façon responsable. Il sait écouter. O dieux, femme, voyez-vous ce que vous m'avez fait faire ? J'ai commencé par vous dire que je n'aime pas mon rujholli, et me voici devenu son champion !
— Je crois qu'il n'en a pas besoin. Homana y perdra, quand Atvia vous aura pour roi.
— Ce que je pense, c'est que j'y perdrais quand Brennan deviendra Mujhar... A ce détail près qu'on ne peut pas perdre ce qu'on n'a jamais eu.
Ils se regardèrent un long moment. Il en avait trop dit, il le savait. Corin désirait la jeune femme, non pour la prendre à Brennan, comme trop souvent par le passé, mais pour elle-même.
Elle tendit la main et effleura doucement la sienne.
— J'en suis désolée.
Corin retira sa main et fit le signe cheysuli du tahlmorra : la main tendue, paume vers le haut et doigts écartés.
— Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu, dit-il avec un sourire amer. Je ne peux changer le destin que les dieux nous ont donné, pas plus que je ne peux modifier l'ordre de ma naissance.
Debout devant le trône du Lion, il affrontait de nouveau le Mujhar. Ce n'était plus son père, mais Brennan.
— Mon seigneur, je voudrais vous voler votre reine...
Corin s'assit dans sa couche avec un cri étouffé.
Lir, lir, je crois que je deviens fou.
Non, affirma la renarde. Tu manques de sommeil, c'est tout.
C'était vrai. Toutes les nuits, les rêves interrompaient son repos. Il avait vaguement pensé à coucher avec une des servantes. Mais il avait abandonné cette idée. Il désirait Aileen, pas une suivante.
Je devrais partir tout de suite pour Atvia...
Mais il savait qu'il ne le ferait pas. Tant que Liam était absent, personne ne pouvait le soupçonner de rester pour une autre raison que l'attendre.
Il se rendormit. Et se réveilla de nouveau...
— Liam ne rentrera-t-il jamais ? demanda brusquement Corin.
Aileen le regarda et vit son agitation et sa colère, mêlées à du désespoir. Elle les déplora.
— Je peux l'envoyer chercher, proposa-t-elle au bout d'un moment. Je ne l'avais pas fait avant, car vous aviez dit que ce n'était pas urgent.
— Non. C'est vrai. De toute façon, ce que je veux, je ne l'aurai pas.
Elle comprit ce qu'il voulait dire et elle ne détourna pas le regard.
— Qui dit que vous ne pouvez pas l'avoir ?
— Brennan...
— Brennan n'est pas ici.
Corin la regarda se lever de son tabouret.
Ils n'étaient séparés que par trois pas.
Trois pas qu'il n'osait pas faire. Qu'il espérait qu'elle ferait.
— Aileen...
— Vous êtes venu sans idée préconçue. Je vous ai reçu à la place de mon père, vous offrant une simple courtoisie, puis ma compassion et ma compréhension. De là sont nés les liens qui nous enferment tous deux.
— Dans ce cas, je vais nous rendre la liberté.
— Comment ?
— En vous disant pourquoi je suis venu. Le message que j'ai pour Liam est le suivant : le Mujhar désire que le mariage ait lieu au plus tôt. Brennan a besoin d'un héritier.
— Voilà qui fait plus mal qu'un coup de poignard, Corin, dit la jeune femme en pâlissant.
— Brennan guérira votre blessure, dit-il.
— Et qui guérira la vôtre ? Corin, prenez-moi dans vos bras... J'attends cela depuis si longtemps...
L'entourant de ses bras, il essaya de se persuader qu'il le faisait parce qu'elle le lui avait demandé. Mais il ne parvint pas à se tromper lui-même. Il le savait. Il était perdu, et leur innocence avec lui.
Lir, dit Kiri.
La porte s'ouvrit à la volée. Ils se séparèrent, mais pas assez rapidement. Une meute de chiens se pressa autour d'Aileen, demandant des caresses. Corin sut que Liam était rentré chez lui.
— Bonjour, petite, dit-il à Aileen.
Puis il regarda Corin.
O dieux...
Liam était un robuste gaillard roux aux yeux verts. Il avait cinquante ans, Corin le savait, mais il ne les paraissait pas.
— Le fils de Niall, dit-il. Vous avez son visage et son teint, même si vous êtes plus petit et moins lourd que lui. Je ne vois rien de Gisella en vous.
Il le serra brièvement dans ses bras.
— Mon seigneur...
— Vous êtes venu faire la cour à ma fille ? ( Liam sourit et versa du vin dans des gobelets. Il leva le sien. ) Je bois à Brennan et Aileen, les futurs souverains d'Homana.
Un instant, Corin se demanda s'il pouvait tromper Liam sur son identité. Mais Aileen valait mieux que cela.
— Non, dit-il d'une voix creuse. Je ne suis pas Brennan.
Liam posa sa coupe.
— Vous n'êtes pas... Qui êtes-vous alors, espèce de skilfin, et pourquoi étiez-vous en train d'embrasser ma fille ?
— Je suis le fils de Niall, mon seigneur. Il en a trois. Je suis le plus jeune.
Le visage de Liam perdit sa jovialité.
— Oui, Corin... Bien, mon garçon, êtes-vous venu me dire que Brennan et Hart sont morts, et que vous êtes désormais l'héritier du Lion ? Je n'accepterai pas d'autre explication sur votre manière d'embrasser la fiancée de Brennan.
— Accepteras-tu celle-ci ? dit Aileen en venant se placer près de Corin. J'épouserai Corin à la place de Brennan.
Corin regarda Aileen, stupéfait.
Les sourcils de Liam s'arquèrent.
— Crois-tu que cela soit si facile ? demanda-t-il.
— Peut-être pas facile, mais juste. Je sais que ces fiançailles sont une affaire politique. Mais pour conclure l’alliance, il suffit de me marier à Corin au lieu de Brennan.
— Corin héritera d'Atvia.
— Oui. Ce serait une bonne alliance, mon seigneur. Cela aiderait à forger la paix entre nos deux royaumes.
— Ce sera à d'autres de le faire, quand Alaric et moi serons morts.
— Qu'est-ce que cela changerait ? demanda Aileen. Je ne connais pas Brennan ; nous n'avons même jamais correspondu. Je ne lui manquerai pas. Il y a Elias, Falia, Caledon... Il peut avoir une de leurs princesses, au lieu de celle d'Erinn.
— La veux-tu, mon garçon ?
— Oui, mon seigneur, je la veux.
— Je pourrais écrire à Niall... Le persuader... Mais ce serait la fin de la Prophétie, et donc des Cheysulis.
Corin se détesta d'avoir oublié ce qu'il savait si bien, et que Liam comprenait parfaitement.
— Quel rapport cette prophétie a-t-elle avec nous ?
— Aileen, dit Corin, je vous ai parlé de la Prophétie, de la façon dont elle gouverne nos vies... Le premier fils que vous donnerez à Brennan sera un autre maillon de la chaîne. Il nous rapprochera de l'accomplissement de la Prophétie.
— Quelle différence cela ferait-il, si ce fils était le vôtre ?
— Cela a quelque chose à voir avec la façon dont les sangs sont unis. Brennan est cheysuli, homanan, solindien et atvien. Vous êtes érinnienne. La Prophétie demande...
— Vous aussi, vous avez toutes ces lignées en vous !
— Mais je ne suis pas le prince d'Homana.
— Est-il si important que j'épouse le prince d'Homana ?
— Oui, soupira Corin. Tout commence et finit par Homana.
— Aileen, interrompit Liam, je connais un peu les Cheysulis, leur détermination, leur fierté... Pose-lui la question.
— Voulez-vous dire que vous ne voulez pas de moi ? demanda la jeune femme à Corin après un long silence.
— Vous m'avez appris à me soucier des autres, et à être moi-même. Vous m'avez montré comment me libérer et accepter les nécessités de la vie. Et vous m'avez appris à aimer mon frère. Je vous en suis reconnaissant. Mais je ne peux pas lui voler sa reine.
Le visage d'Aileen perdit toute couleur. Les yeux pleins de larmes, elle se détourna et sortit de la pièce.
Liam posa une main sur l'épaule de Corin.
— Jusqu'à présent, je n'avais jamais regretté ce que Niall et moi avions convenu. Toutes les maisons royales le font. Mais il me semble désormais que nous jouons trop facilement avec les âmes de nos enfants.
Corin ne leva pas les yeux de sa coupe de vin.
— Je suis venu vous dire que mon jehan souhaite que le mariage ait lieu au plus tôt. Aileen doit se préparer pour le voyage.
Les yeux de Liam exprimaient du regret et de la compassion.
— Allez la voir, mon garçon. Faites-lui vos adieux. C'est une femme de caractère. Elle vous dira peut-être des choses dures... Mais allez-y. Je ne peux pas vous offrir grand-chose ; c'est toujours mieux que rien.
Corin hocha la tête. Puis il quitta la salle.
Il la trouva sur les remparts de la forteresse. Il n'aurait su dire si elle avait pleuré, car le vent battait son visage.
— Partez, Corin, dit-elle. Je souhaite être seule.
— Non. Ce que vous souhaitez, c'est m'entendre dire que je vous désire au point de voler la fiancée de mon rujholli.
— Mais vous ne le ferez pas.
— Je vous veux, Aileen, dit-il, ne sachant pas comment s'exprimer mieux. Je vous connais mieux que quiconque à part Keely, et dans une optique très différente. Mais si je tournais le dos à mon tahlmorra, vous en viendriez à me détester. Vous n'êtes pas femme à vouloir d'un tel sacrifice.
— Non, dit-elle. Mais j'aimerais presque en être capable.
— Si vous l'étiez, fit-il avec un rire amer, je ne vous aimerais pas autant !
— Pourquoi me suis-je occupée de vous ? Pourquoi ai-je voulu soulager votre douleur ? Si je ne m'en étais pas mêlée, nous ne serions pas dans cette situation !
— Vous m'avez aidée, et maintenant je dois vivre sans vous...
— Chaque fois que je regarderai Brennan, dit-elle amèrement, je vous verrai, vous... Même au lit...
Il avait volontairement repoussé cette idée dans son subconscient.
— Assez. Vous vous faites du mal, et vous m'en faites.
— Et si je l'appelle par votre nom ?
— Quand vous le rencontrerez, Aileen, vous comprendrez. Vous ne risquez pas de le confondre avec moi. Nous sommes si différents... Votre mariage ne sera pas vide de sens, je vous le promets.
— Je préférerais peut-être qu'il le soit.
La douleur de Corin éclata.
— Croyez-vous que je veuille vivre en sachant que vous haïssez chaque seconde passée avec mon rujholli, alors que je ne peux rien y changer ? J'aimerais mieux vous savoir heureuse, ou du moins satisfaite.
— Ainsi, vous me demandez d'aller à Homana, d'épouser votre frère et de porter ses enfants. D'être pour lui ce que je souhaiterais être pour vous.
— Oui, dit-il d'une voix rauque, c'est ce que je vous demande.
— Je voudrais pouvoir vous faire changer d'avis. Mais, si j'y parvenais, vous ne seriez plus l'homme que j'aime.
— Aileen...
— Non, arrêtons, je vous en prie... Je dois aller me préparer au voyage.
Il la regarda partir. Puis il se laissa glisser contre le parapet de pierre et resta longtemps assis, immobile.
Plus tard, Liam vint le chercher dans sa chambre.
— Debout, mon garçon. Nous allons dehors.
— Dehors ?
Liam fit signe à Corin de le suivre. Ils quittèrent Kilore, suivis par plusieurs chiens de chasse et par Kiri. Liam ne dit rien à Corin de ses intentions.
Ils arrivèrent enfin devant une butte, au sommet de laquelle Corin vit un autel de pierre brute. Il pensa qu'ils allaient descendre de leurs montures, mais Liam resta en selle.
— C'est le lieu des cileanns, l'ancien peuple d'Erinn. La butte est sacrée, et imprégnée d'ancienne magie. Le sentez-vous ?
— Oui, mon seigneur.
— C'est là que j'ai amené Niall quand il a quitté Erinn, laissant ma sœur derrière lui.
Niall l'a quittée, mais Deirdre est venue le rejoindre plus tard. Je n’ai aucun espoir que la même chose se passe...
— J'étais en colère contre lui et contre Deirdre... Je trouvais honteux que Niall soit obligé d'échanger Deirdre contre Gisella. Mais je savais que je serais obligé de mettre fin à leur relation. Cela ne m'a pas été plus facile que maintenant. Je sais ce qui doit être fait. Niall me l'a appris, et vous me l'avez remis en mémoire.
— Je n'ai rien en commun avec mon jehan, dit Corin. J'aurais aimé lui ressembler davantage, et pouvoir offrir mieux à Aileen. Mais même si j'étais le premier-né, je n'aurais rien à lui donner...
— Vous vous sous-estimez, mon garçon. Allons, venez. Un jour, vous serez roi à la place d'Alaric. Parlons de traités et d'alliance, tant que nous en avons la possibilité.
Corin le suivit en silence. Le vent sifflait et gémissait comme une âme en peine.